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"Le corps épiphanique"

Tes images composent une symphonie sans fausse note ; un équilibre subtil qui n'appartient qu'à toi et que j'espère avoir un peu exprimé à travers ce texte.
Sébastien Costerie


" C’est une onde de femme, une ride sur l’eau, un léger souffle d’air dans les tentures. Un ondoiement de chair à la fois discret et voluptueux, à chevelure sagement relevée en chignon, modeste comme sait l’être le calme avant la tempête. Elle se tient en attente, dans le temps suspendu de l’expectative. Toute nue derrière une de ces fenêtres ovales qu’on nomme Oculus, « Œil », et qui donnent un charme baroque aux demeures anciennes. Dehors un décor de vallons, de bois aux arbres vastes et séculaires, tout en feuillages exubérants. Le visage est tourné sur le côté, légèrement incliné. On le devine. On ne le voit pas. Mais c’est sur le geste de la main que s’attarde le regard. C’est un de ces gestes à peine ébauchés, instant de pure délicatesse, semblable à ceux qu’on aperçoit dans les peintures romantiques de Watteau. Comme retenu dans le subtil ailleurs du doute. Anticipant des nostalgies de chair, des Cythère perdus dans des temps sans après, dans des temps hors du temps. C’est aussi ce qu’on appelle un mudra, ce signe que font de leurs mains aux longs doigts recourbés les danseuses de l’Inde, et dont la fonction est d’entrer en résonance avec les mondes invisibles.   

Devant une telle image, l’esprit hésite. En quelle époque sommes-nous ? La femme à la fenêtre pourrait avoir vécu là il y a des siècles qu’elle serait en tout point semblable, même attitude rêveuse devant ce même décor agreste. N’est-ce pas là une des sœurs Brontë qui guette derrière le carreau l’une de ces visions fantomatiques qui errent dans le paysage ? Beauté intemporelle, indécidable. Profil méditatif. Une onde, à peine, derrière l’une de ces fenêtres ovales qu’on nomme parfois Oculus. Qui ressemblerait à la grâce, à la grâce infinie des délicatesses perdues.

D’autres fenêtres encore. Plus frustres. Reflets dans la vitre, à longs cheveux maintenant détachés cataractant jusqu’aux genoux, cachant les fesses, conférant à ce corps de femme toute sa tension, ce port, cette inouïe prestance qui n’appartient qu’à elle. Rien de frêle dans cette féminité-là. Rien de passif. Nulle esquive. Au contraire : une puissance intérieure rendue désormais apparente par le seul prestige de la volonté. Ne pas rester prisonnière de sa nudité. Ne pas s’en contenter. La travailler, comme un diamant brut. L’engager parmi tous ces dehors où l’intensité de sa présence déverrouille l’ordinaire et réinvente l’instant. La beauté du modèle n’est là que pour servir le geste de l’artiste. Sans ce geste elle serait incomplète. Sans lui on ne la verrait pas.

Dans le rayon d’une lumière matinale une main s’aventure entre les plis échevelés du bas ventre. Pose renversée par la recherche du plaisir. Le jouir alors ne fait plus qu’un avec cette lumière. Il s’y fond, s’y confond. Les doigts mouillés se perdent dans la toison dense qui déborde légèrement sur le haut de la cuisse, tendre animalité brune, embroussaillée, tendres humidités caverneuses aux cadences accordées sur les cadences du monde. Nulle morale ne vient les divertir. Ce qu’ils cherchent est aussi inexorable que la vie. C’est là leur rédemption. L’euphorie de s’éprouver. La chair doit être accomplie, comme un destin, comme un rituel. Par le voir, le toucher, l’odorat, le goût, l’ouïe. Le corps épiphanique. C’est là que commence et aboutit le grand projet humain. Il n’y en a pas d’autre. Ici palpite le vivant et le libre.

Le visage porte en lui un souci fondamental, l’expression d’une « tenue » à laquelle rien ne peut le faire déroger. Une concentration. A cette extraordinaire maîtrise plastique qu’autorise la fermeté de la chair, la discipline millimétrique de la danse, la géométrisation complexe des mouvements, la sculpturale perfection de sa silhouette, le corps répond par un tout aussi extraordinaire « tel quel », sensuel, débordant et sauvage. Pilosités abondantes, foisonnantes, brutes, assumées. C’est ce saisissant contraste qui explique sans doute toute la puissance émotionnelle des images. Cet absolu de la présence qui s’en vient bousculer le spectateur dans son confort d’observateur. L’extrême civilité de la technique gestuelle touchant au point barbare d’une chair sans apprêt. Culture et nature, en leur parfait instant de jonction. Où dans le contredit mutuel l’une et l’autre se révèlent, se subliment, se contemplent, se confondent.

La dénudation ne donne à voir que de l’intime, et encore : de l’intime entendu comme abdication, perte de ce statut visuel qui ne tolère que le dissimulé. Quand avec le nu véritable c’est autre chose qui paraît : l’impossibilité, précisément, de l’intime, dans la souveraine exaltation de ce qui le dépasse. Le nu redonne corps à la femme générique. La femme nue est femme de toutes les femmes, mais tout autant irremplaçable dans l’absolue unicité des formes qu’elle manifeste. Ainsi ce visage à nul autre pareil, grave, volontaire. Concentré, les yeux fermés sur les puissances d’une intériorité en éveil. On a vu un peu plus tôt la femme artiste devant ses toiles, vêtue d’une élégante robe longue, chaussée de talons hauts. Mais il lui faut nue aller vers la couleur, le trait, le support ; ne faire qu’un pour se confondre avec son geste même où elle est à la fois la toile, les couleurs, le mouvement du pinceau et ce frémissement de l’œuvre qui advient. La robe tombe, même si les talons hauts sont restés. Ce corps-là ne semble exister tout entier que pour l’instant de son épiphanie. C’est ainsi seulement qu’il se rassemble, qu’il se ressemble, chair spirituelle, esprit dansant l’éros sacré d’une féminité solaire, séculaire, affranchie de tout voilement et de tout sacrement, abondante comme une fontaine qui ne cesse de se déborder elle-même, généreuse et profuse, infinie, fécondante. Douces voluptés cérémonielles qui unissent si bien l’orgasme et la prière, bouche ouverte sur cri muet, jusqu’aux larmes qui doucement coulent sur son visage extasié de langoureuse communiante. Où la femme en rut rejoint la sainte et la madone.

Instants objectivés, impassiblement enregistrés par le dispositif photographique. Au plus près de la peau qui dit la fraîcheur de l’aube, l’empourpré du désir, l’emportement du coït, l’incrédule mélancolie de l’après. Au plus près de ses mains de danseuse qui font éclore son sein de statue, de ses gestes où tour à tour elle se donne et s’enveloppe d’une calme volupté, de cette peau où chaque grain raconte la beauté, de cette inaltérable touffe ardente qui brandit son exubérant isocèle comme le vibrant hommage du sexe à la spiritualité. Un doigt dans la fente broussaille exalte en elle le principe mystique de réceptivité. Ce n’est qu’ainsi, toute pénétrée de monde, qu’elle approche de la connaissance.

Elle a tout appris des grottes. De son intrépide et méticuleuse exploration des mondes souterrains. Car elle n’a pas hésité à se glisser nue dans les fentes de la terre. Elle est entrée dans ce noir. Elle a dû surmonter sa peur. Sentir sur ses épaules peser les millénaires géologiques. Tenir bon face à l’horreur d’être fixées par les étranges regards silencieux qui peuplent les mondes obscurs. Ce n’est pas une histoire. Des clichés attestent bel et bien de cette expérience qu’elle nomme « néo-rupestre ». De sa descente au royaume des morts pour démettre l’œil de ses prétentions. Dans le noir, d’abord compte la main. Le monde au bout des doigts ; et reviennent tous les sens jusque-là anesthésiés par l’empire du visible, le toucher, l’odorat et le goût, ces sens de la proximité, de l’intimité profonde. Dans la caverne tout a disparu. Il ne reste rien des images. Dans cet effacement quelque chose d’autre advient, se manifeste. Les puissances de l’invisible. Au fin fond de l’obscurité seule la peau regarde.

Aussi nue que la vérité, là, dans le noir, elle s’est aperçue que son corps avait changé. Il s’y est affermi. Il s’y est affirmé. Plus besoin de le couvrir. Autant continuer à vivre nue. Les fesses sont posées sur la terre chaude et rêche, les yeux se ferment, les mains se tendent comme pour une action de grâce. Le moindre souffle du vent, la moindre chaleur, la femme s’y est perdue, éperdue, désormais aussi vaste que le paysage ensoleillé. Elle ne s’appartient plus. Elle est passée du côté du monde. Juste une onde de chair parmi les mille choses, les mille bruissements. Elle a gardé en elle les voix ensorcelantes des grottes et des rivières souterraines. Elle est désormais à la mesure de ses extases et de ses abandons. Elle se donne, passionnément, simultanément, à tous les échos du monde. Couchée sur le dos, offerte, cuisses écartées à sexe ouvert, les bras en croix parmi les feuilles. La terre sera son délicieux supplice. C’est à elle qu’elle fait l’amour. Et cet amour-là est sans fin. Car il se confond avec l’idée même de beauté. Il porte en lui ce même désir et cette même ardeur, inépuisable, inconsolée."

 

Sébastien Costerie
Janvier 2019.

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