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Il y a dans l’espace chorégraphique du Nu toute cette capacité d’accueil, cette hospitalité – qui serait comme un éveil.
Sébastien Costerie

L'oeuvre-corps

Deux femmes nues. L’une peint. L’autre est toile. Sa peau livrée au pinceau, au trait, à la couleur, à la composition. A ce regard qui l’invente, la recrée. L’une à l’autre pareillement offerte. Ravissement de cet abandon réciproque, de ce nu partagé. Les visages sont graves, pensifs, toujours attentifs l’un à l’autre. Parfois un sourire esquisse la complicité du plaisir, d’autre fois c’est une méditation silencieuse qui les emporte dans un vague où, à n’en pas douter, les deux femmes se rejoignent. Le sein est mobile sous le pinceau. Plans très rapprochés. Corps matière. Résistance de chair. Luminescence de la peau. Millimètre par millimètre, gagnée par la couleur. Les profondeurs de l’être révélées dans ce travail sur la surface et les volumes. Dépliées, exposées. Comme mille murmures, mille langues, comme si cette fois il était possible d’éviter la confusion de Babel, qu’au contraire approchait avec lenteur le temps de la révélation et de l’exactitude, pour ce corps et pour tous les autres corps. Cette soif d’échange, d’altérité. Tous les sens sont convoqués pour cette composition à deux. On retient son souffle. Proche d’une extase. Oui, la volupté méticuleuse de la rencontre entre l’artiste et son modèle a quelque chose d’une action de grâce. Elle est faite de tant d’égards, de tant de précautions, de tant d’instants que l’on devine suspendus à leur propre émerveillement. Scènes remplies d'émotion, de douceur, de discernement, d'attention comme seules les femmes entre elles peuvent parfois en connaître. La femme-œuvre, d’abord hésitante, entre de biais dans son rôle. On sent en elle une discrétion que l’artiste sublime avec la plus grande délicatesse. Elle laisse la peinture la délier peu à peu. Elle y rejoint, fluide soudain, sa propre beauté, les mille amplitudes de sa présence au monde. Elle apprend à se voir à travers le regard de la femme nue qui peint sur ses parties les plus secrètes. Elle apprend à se détacher de l’intime pour faire ce voyage dans le regard de l’autre. A s’abandonner tout en se révélant. Elle, à la fois l’œuvre et la cimaise. L’artiste la contemple, elle se retourne avec un regard de pudeur et de joie, c’est la surprise, l’inattendu. Ses volumes épanouissent les couleurs et les traits – et ces couleurs, et ces traits, on ne les a jamais vus : ils sont siens. Ils lui appartiennent. Indéfectiblement. C’est sa singularité à elle qui leur confère leur caractère d’unicité.

La femme-œuvre s’est livrée et se livrant s’est comme libérée d’elle-même. Ce ne sont plus ses seins à elle, son cul à elle, son sexe à elle, mais les éléments charnels d’un élan spirituel à laquelle elle consent à présent pleinement et qu’elle offre au regard, à la photographie, à l’évidence de son paraître. Ils forment l’alphabet d’une langue nouvelle. Sous les gestes précis et délicats de l’artiste voici la femme nue devenue paysage, le trait fin de sa toison entrant dans la composition à l’égal des traces laissées par le pinceau. Blanc, rouge, noir, bleu… Le ventre se transforme en un émouvant Kandinsky qui aurait la légèreté d’une estampe chinoise et la respiration du vivant. 

Magie de la réciprocité. Laquelle peint, laquelle est peinte : peu importe. Les deux femmes nues fusionnent dans cette danse lente. Les visages se tournent l’un vers l’autre, gravement, comme dans les prémices de l’amour. La femme-œuvre, athlétique, ornée, splendide. La femme-peintre la contemple, respire son corps de danseuse sacrée, l’effleure. Captivante elle aussi de toute cette sculpturale sensualité qui l’habite et qui déborde d’elle comme une source. Frôlement de la chair. Enlacements. La bouche souffle sur la poitrine majestueuse des pigments comme autant de baisers dispersifs et féconds. Nuée de bienveillance, d’attention rare. Et puis la femme peinte se met à peindre la femme peintre. Chiasme. Renversement des rôles. L’une devient l’autre. Indistinction des corps. Dans cette gémellité soudaine se dévoile la féminité en son état le plus sobre, le plus délié, le plus accompli. Les deux femmes restent ainsi comme après une étreinte, épuisées et comblées, jouissant de la proximité enjôleuse de leurs formes conniventes, étrangement synchronisées l’une à l’autre, réglées sur la même pulsation animale, les mêmes puissances de l’esprit. C’est une scène qu’en général on ne voit pas. Une scène presque interdite. Actéon a été dévoré par ses chiens pour moins que ça. Élégance saphique, tendresse désolée du féminin, dérobée au monde, comme déjà nostalgique de la perte, de l’absence, et pourtant ne cédant rien de son propre désir. Stupéfiante résonance d’un corps à l’autre. Toutes les lumières peuvent s’éteindre. Le geste aura été accompli. Et la féminité, comme un enchantement qui s’épandrait de par le monde à travers l’œuvre qu’aura constitué ce pur instant de grâce, délivre sa force d’éphémère, c’est-à-dire d’infini.

 

Sébastien Costerie
Paris
décembre 2018.

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